Vivre une expérience humaine et sensible
- boutetoriane
- 24 avr. 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 oct. 2023
L’adulte, qu’il soit parent, professionnel ou accompagnant, est un témoin de l’expérience que vit l'enfant.
Dans quelle mesure l’expérience esthétique avec les tout-petits est propice à leur épanouissement ?
John Dewey (1859-1952) est un philosophe américain, spécialiste en psychologie et pédagogie. Il s’inscrit dans le mouvement du pragmatisme, c’est-à-dire qu’il construit ses théories à partir d’enquêtes, d’études de faits, en analysant les effets de l’art dans la vie concrète.
Dans son livre, L’art comme expérience, il s’attache à une vision de l’art en société. D’après Dewey, les oeuvres nous rendent moralement meilleurs, nous font sentir des émotions nouvelles et améliorent notre vie.
L’expérience esthétique est une sorte de modèle à toutes les autres formes d’expériences. Elle vient synthétiser toutes nos facultés, donne à penser et contient un aspect pratique où nous vivons, nous sentons, nous éprouvons de façon générale notre rapport au monde selon l’émotion, la sensation et l’intelligence. Elle est également unifiée : on peut vivre toutes les modalités en simultané. John Dewey nous expose huit caractéristiques qui embrasse aussi bien le passé, le présent, que le futur. Constitué dans un contexte spécifique qui peut être historique, social, moral ou culturel, l’expérience n’est jamais vécue à partir de rien, elle émerge en permanence à partir d’une situation donnée. Elle est à la fois événement et processus. Les processus sont liés à des acquis, des savoir-faire. C’est pendant ce processus que surgissent des événements. Chacun peut véritablement faire l’expérience de l’art puisque toute expérience esthétique est à la fois activité et passivité puisque l’on fournit un effort, on fait par exemple l’effort de se rendre au théâtre ou au musée. Mais elle est aussi passive puisque nous la subissons, quelque chose vient nous affecter et donc, elle peut être cognitive.

Quelles en sont les conséquences ? Le spectateur n’est pas désintéressé dans son rapport à l’oeuvre d’art. Il attend, à son contact, de vivre une expérience complète recouvrant autant l’aspect cognitif, émotionnel, que relationnel. Cette expérience comportant à la fois une dimension passive et active, on peut alors parler de « spect-acteur ». L’esthétique va rentrer dans le champ de l’affectivité : il n’est pas séparé du corps, tout comme l’art n’est pas séparé de la vie quotidienne.
Mais alors, comment permettre aux tout-petits de vivre une expérience esthétique réelle ?
Les médiateurs privilégient principalement la manipulation. Cette approche permet à l’enfant d’être acteur et de combler son besoin d’exploration.
Le Lab de la Cité des bébés à la Cité des Sciences à Paris
Nous pouvons dès lors citer Le Lab de la Cité des bébés à la Cité des Sciences à Paris, créé en 2019. Cet espace est réservé aux 0-2 ans et se veut sécurisant, favorisant « le développement cognitif et psychomoteur des bébés ». Certaines séances sont ponctuées d’animations, comme par exemple des lectures théâtralisées. Comme nous l’avons évoqué, les adultes doivent s’y sentir en confiance. Le Lab a donc mis à disposition un coin ressource, confortable, pour l’allaitement et le repos. C’est également un espace de ressources documentaires pour les accompagnateurs. Ils peuvent y trouver des ouvrages spécialisés sur les tout-petits. Avant d’accéder au Lab, il est demandé d’éteindre son téléphone et de se mettre pieds nus. L’espace de 250 m2 comprend des outils pédagogiques éco-responsables et immersifs. À noter que l’accès au Lab de la Cité des bébés est gratuit. Cet espace éveille leur curiosité, leur imaginaire, leurs capacités d’observation, de concentration, mais aussi leur socialisation. Pour les adultes, c’est un espace de rencontre, un espace créateur de liens et d’échanges. Cet éveil est un vecteur pour « cultiver sa capacité à s’émerveiller ».
On n’apprend pas à un bébé à être curieux, il l’est déjà par nature. Ainsi, le tout-petit découvre l’imaginaire et la pensée. C’est un fort pouvoir activateur d’ouverture au monde.
L’exemple du centre d’art Mille Formes : faire l’expérience de l’art
Qu'est-ce que c'est ?
Mille Formes est un centre d’initiation à l’art gratuit pour les enfants de 0 à 6 ans, créé en 2019 à Clermont-Ferrand, en partenariat avec le Centre Pompidou. Volonté du maire Olivier Bianchi, le centre est financé en intégralité par la municipalité. Investi par des designers comme Elise Gabriel, ils ont créé des oeuvres pour les tout-petits. Ici, la découverte de l’art se fait par le « faire ». Sarah Mattera, directrice artistique du centre, lors du colloque « Voir Grand », décrit Mille Formes avec ces quatre mots : « éveil », « exploration », « expérience » et « ensemble ». Des médiateurs sont présents sur place pour en expliquer le fonctionnement. L’idée est d’enrichir et de préserver le lien entre l’enfant et l’adulte par le biais d’expériences. Sarah Mattera parle bien de « faire l’expérience de l’art ».
L’espace de 700 m2 n’est pas cloisonné : galerie, atelier, agora, espace cinéma ou café, tous les espaces sont ouverts entre eux, permettant une fluidité et une autonomie des enfants pour qu’ils puissent passer d’un espace à un autre sans difficulté.

Dominique Dalcan, musicien et artiste, a imaginé un parcours sonore. Il a matérialisé le fait d’avoir une idée. Pour lui, l’idée arrive tout d’abord par le cerveau. Il a donc représenté des cheveux, sous la forme de grands tubes verts, où les enfants peuvent marcher au travers. Il visualise ensuite cette idée : deux yeux sont représentés, dont l’un forme des cils comme une harpe. Ensuite, il la ressent : un nez contient une vidéo expliquant comment les enfants appréhendent le son. Enfin, l’idée est énoncée : des dents sont créés et forment un xylophone géant sur lequel on peut marcher.
Flora Koel, designer, a quant à elle créé un espace de « randonnée » pour les 0 – 24 mois. Pour cela, les petits peuvent passer au travers d’une forêt en bambous, sauter sur des flaques remplies d’éléments naturels (écorces, sable...), grimper sur un mini volcan au centre et ramper dans un tunnel. Ici, l’enfant appréhende par son corps, mais tous les éléments ont une sonorité différente : les feuilles qui craquent, les bambous qui résonnent… Les adultes sont invités à venir et revenir puisque la visite y sera toujours différente. Sarah nomme le médiateur comme bienveillant, c’est-à-dire qu’il est là pour rassurer le parent, et montrer à l’adulte comment l’enfant vit son expérience.
Mille Formes est un lieu pensé comme un espace d’expérimentation, où les petits sont en contact direct avec la création contemporaine. Leur programmation est mise en place avec des artistes, sur place et hors-les-murs. Les offres sont multiples : ciné-concert, des expositions, rencontres avec des artistes, ateliers plastique, rendez-vous dansés, concerts… Ils proposent également des colloques et des rendez-vous thématiques pour les adultes.
Par ailleurs, un nouveau centre d'art Mille Formes verra le jour à Montpellier d'ici quelques années.
Une expérience
L’expérience est transversale. Elle est vécue par le tout-petit, l’adulte et le médiateur.
De l’une découle l’autre : l’enfant fait l’expérience d’une oeuvre, et le parent fait l’expérience de l’émerveillement de son enfant, puis le médiateur reçoit l’expérience de l’adulte et de l’enfant. Chacun est en résonance avec l’autre. Les oeuvres d’art font ici elles aussi médiation, elles vivent grâce au public.
Pour Dewey, vivre une relation avec une oeuvre d’art n’est pas quelque chose de figé : « l’expérience dépend de l’interaction du produit artistique avec un individu donné. Elle n’est donc pas deux fois la même pour différentes personnes […]. Elle change pour une même personne à différents moments, à chaque fois qu’elle apporte quelque chose de différent à une oeuvre ». Comme nous l’avons vu avec Mille Formes, l’oeuvre ne se contemple pas, elle se vit.
C’est la relation à l’oeuvre qui va faire naître une expérience esthétique.
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